L‘alimentation à l’arrivée de l’enfant

Conjuguer équilibre nutritionnel et équilibre émotionnel, d’adapter nos critères alimentaires aux habitudes de l’enfant peut relever d’un certain art… À table, ni stress ni conflit, priorité au plaisir, facteur d’une relation parent-enfant de qualité !

Des carences nutritionnelles

Parmi les questions qui se posent à l’arrivée d’un enfant adoptif dans sa famille, celle de l’alimentation est une préoccupation majeure. Lorsqu’il s’agit d’un nourrisson, les choses sont assez simples car il existe des protocoles bien établis sur les quantités et la qualité de la nourriture à proposer en fonction de l’âge, du poids. Mais passé l’âge d’un an, les choses se compliquent car il faut naviguer entre les habitudes alimentaires de l’enfant, ses besoins nutritionnels et nos rituels familiaux.

La première fonction que l’on reconnaît à l’alimentation est d’ordre nutritionnel. Pour bien grandir, un enfant doit avoir une alimentation suffisante et bien équilibrée, lui apportant les éléments nutritifs indispensables à sa croissance. Lorsqu’on sait qu’une majorité d’enfants adoptés à l’international arrivent avec des carences nutritionnelles, on est tenté de faire de l’alimentation, à l’arrivée, un enjeu prioritaire qui peut envenimer la relation parent-enfant. Comment être suffisamment souple pour ne pas s’arc-bouter sur des protocoles trop stricts, tout en s’assurant d’apporter les éléments nécessaires et indispensables à une renutrition de qualité ? Il s’agit d’abord de relativiser : nos enfants ont survécu et grandi, même mal, avec un régime parfois carencé et, sauf exception, il n’y a pas d’urgence à leur apporter les « cinq fruits et légumes » recommandés, la quantité de viande ou de poisson préconisée à leur âge, ni à leur limiter les apports en sucres ou en graisses. D’autant que, nous le verrons plus loin, l’alimentation est loin de se réduire à l’aspect nutritif et qu’il y a bien d’autres champs à explorer dans ce domaine.

Concernant la quantité, alors qu’il est habituel de dire qu’un enfant sait bien réguler ses apports en fonction de ses besoins, ce n’est souvent pas valable chez l’enfant qui a souffert de restriction. On verra ainsi des enfants manger gloutonnement, jusqu’à s’en faire vomir, et emporter des réserves dans leurs poches de peur de manquer. Difficile de les restreindre si le plat est sur la table, et que chacun peut se resservir. Pourquoi ne pas utiliser des petits plats individuels, avec des portions raisonnables adaptées à chaque convive ? À l’inverse, certains semblent trop vite rassasiés, comme si leur estomac avait pris l’habitude de se contenter d’une mini ration. Dans ce cas, mieux vaut, à l’inverse, laisser traîner la nourriture à porter de main : un gâteau, un morceau de pain, un yaourt… Ces enfants-là, n’ayant pas de réserve dans lesquelles puiser, ont souvent des accès de fringale et il ne sert à rien de les priver d’un grignotage avant le repas. Au contraire, cet apport sucré va faire remonter leur taux de sucre et leur permettre de retrouver de l’appétit, car l’hypoglycémie latente peut provoquer des nausées. Certains enfants commenceront ainsi par le dessert avant de se régaler avec le plat principal ; laissez-les faire !

Créer une relation de plaisir à la nourriture

Cette relation particulière à la nourriture peut mettre à mal le parent et la relation qu’il construit avec son enfant. L’image de la « mère nourricière » n’est pas une vue de l’esprit, aussi comment se sentir une bonne mère (ou un bon père) si on n’est pas capable de nourrir correctement son propre enfant ?

Comment faire face au regard de la société, de notre entourage familial et amical, sur cet enfant à l’alimentation si capricieuse ? Si l’enfant glouton est plutôt bien vécu par le parent qui y voit une sorte de gratification de sa toute nouvelle place de parent adoptif, l’enfant petit mangeur vient mettre le doute sur une « incompétence parentale », surtout quand il est déjà petit pour son âge et en retard sur son développement. Il faut pouvoir s’appuyer sur le regard professionnel du médecin qui le suivra ; c’est lui qui s’assurera qu’il n’y a pas péril en la demeure, que la croissance suit son cours de rattrapage normal et habituel chez les enfants adoptés, et qui compensera par des compléments alimentaires les nutriments qui pourraient manquer dans l’alimentation. Les parents, de leur côté, s’attacheront à créer une relation de plaisir à la nourriture, au partage du repas familial, en préservant une ambiance sereine autour de l’alimentation en s’appuyant sur le plus épicurien du couple, celui qui a un rapport plus souple, moins angoissé avec l’équilibre nutritionnel.

Apporter des protides de qualité

L’équilibre nutritionnel passe par un apport calibré de nutriments qui ont chacun leur fonction. Les enfants arrivant de l’étranger souffrent souvent d’une malnutrition protidique ; les protides apportés normalement par la viande ou le poisson sont rarement présents dans leur régime alimentaire, les laitages trop souvent négligés et le lait coupé d’eau. Pour compenser, ils ont eu des rations plus importantes de farineux qui apportent des calories de moindre qualité et leur donnent cet aspect bouffi, joufflu, qui donne l’illusion d’un enfant « bien nourri », mais dont le ventre proéminent et distendu signe la malnutrition. Cet aspect est lié à la faiblesse musculaire de la sangle abdominale, comme des autres muscles, expliquant en partie le décalage dans le développement psychomoteur. L’urgence est donc d’apporter des protides de qualité, dont une bonne proportion d’origine animale qui se transforme mieux en muscle. Inutile de s’acharner à leur faire manger de la viande en quantité s’ils n’en ont pas l’habitude ; de plus, leurs reins n’ayant pas été confrontés à cet apport important risquent d’être dépassés par un apport massif. Rappelons-nous que le lait est un aliment complet, qui permet en temps ordinaire au nourrisson de tripler son poids en une année. Je connais peu d’enfants qui résistent aux laitages sous toutes ses formes : yaourts, petits-suisses, crèmes en tout genre, entremets à la semoule ou au riz, ce qui permet de rajouter des sucres lents, crème fraîche dans les légumes et bien sûr, le lait nature ou aromatisé, au verre ou au biberon… Tout est bon pour leur faire avaler l’équivalent d’un demi-litre par jour. On trouve des préparations de céréales pour bouillie, inutiles pour les nourrissons bien portants sous nos contrées mais parfaitement adaptées à la renutrition d’un plus grand qui peine à manger à table comme tout le monde.

Les aliments solides : une curiosité pour certains enfants

La consistance de la nourriture proposée peut avoir de l’importance. Selon le groupe d’enfants avec lequel ils ont vécu, certains enfants n’auront pas eu l’occasion de goûter une alimentation solide, sous forme de morceaux à mâcher : en collectivité, il est plus long de couper les aliments pour tous les enfants que de les présenter hachés ou en purée. Ils peuvent donc être déstabilisés par la consistance de ce que vous leur proposez. D’autant que, même chez un grand dont l’alimentation était proche de celle des adultes, on peut noter une phase de régression où l’enfant va réclamer des purées, des bouillies, voire des biberons. Une période à respecter et qui ne durera pas si l’on sait l’accepter avec souplesse car la curiosité reprendra vite le dessus.

C’est cette curiosité qu’il faut savoir solliciter pour introduire une diversité dans les repas. Beaucoup d’enfants, même sans être adoptés, ont des périodes où ils n’acceptent de manger qu’une sélection d’aliments, toujours les mêmes, alors que nous essayons de varier les menus. C’est une phase normale sur laquelle il vaut mieux ne pas s’appesantir. Proposer de nouveaux aliments de temps en temps, les laisser picorer dans votre assiette, faire leur propre expérience du goût sans discrimination sera le meilleur moyen de les inciter à varier leurs menus, à goûter à ce qui est nouveau, et à affiner leurs préférences. Dans cette période si délicate de l’arrivée, où tout est nouveau, jouez sur cette curiosité, moteur de tout le développement de l’enfant, pour lui laisser découvrir le plaisir de manger, de varier les saveurs et les consistances, de s’approprier vos rituels familiaux autour de la nourriture.

Un rituel qui participe au sentiment de sécurité

Ce rituel, comme tous les autres qui fondent la vie familiale, participe à la construction d’une relation de qualité. Il apporte la sécurité si nécessaire à nos enfants qui ont besoin de se rassurer sur la fiabilité des adultes qui les entourent et sur la pérennité de ce qu’ils découvrent au jour le jour. Ils viendront peut-être vérifier cent fois que le frigo est bien garni, emporteront des réserves dans leur chambre, paniqueront si le repas n’est pas prêt à leur retour de l’école ou si vous vous demandez tout haut, par manque d’inspiration, ce que vous allez pouvoir faire à manger. Cette notion de temporalité lors de la confection du repas peut être angoissante pour certains ; en collectivité, lorsqu’on les mettait à table, le repas était prêt et ils n’ont sans doute jamais assisté à sa préparation. Aussi, imaginez leur désarroi lorsqu’au retour d’une sortie, alors que vous annoncez qu’il faut rentrer pour le repas, rien n’est pas prêt. Vous voir vous mettre à cuisiner peut être une attente trop angoissante qu’il va falloir combler d’une façon ou d’une autre : les faire participer à la confection d’un plat en grignotant les ingrédients, réchauffer une préparation réalisée à l’avance, avoir des recettes minute, le temps de mettre le couvert. Chacun trouvera sa solution à partir du moment où il en aura compris les enjeux.

Comme on le voit, l’alimentation à l’arrivée de l’enfant dans sa famille n’est pas seulement une façon de lui apporter les éléments nutritifs indispensables à sa croissance en lui permettant de combler les carences qu’il a pu subir, c’est aussi une formidable occasion de créer des rituels familiaux, des liens parent-enfant, de solliciter la curiosité et l’appétit de savoir et de découvrir des enfants, qui sauront l’utiliser dans bien d’autres domaines. Apprendre à bien manger, avoir du plaisir à partager un repas, à le confectionner, ce sont des expériences nouvelles pour la plupart de enfants adoptés qui vont bien au-delà des recommandations nutritionnelles. Et la sécurité que leur apporte une relation affective de qualité a très certainement autant d’impact sur la formidable poussée de croissance que l’on observe dans les premiers mois suivant l’arrivée, que l’équilibre alimentaire, qui ne fait finalement que suivre le mouvement.

En savoir plus

Guide pratique de santé à l’usage des adoptés, de leur famille et des professionnels de santé, EFA, coll. Les guides pratiques d’EFA, 2015

Un outil, conçu pour les professionnels, pour les adoptés et leur famille, permettant d’établir une relation de confiance et favoriser une prise en charge adaptée des enfants adoptés.

« L’alimentation des premiers temps », Accueil n° 163, juin 2012, p. 11-12