Carences affectives, quelles conséquences ?

Du fait même de l’histoire qui les a menés à l’adoption, nos enfants ont tous vécu des situations où leurs besoins affectifs ne pouvaient être totalement et convenablement comblés. Selon leur personnalité, leur sensibilité, les aides qu’ils ont puisées dans leur environnement, la souffrance qui en résulte sera plus ou moins intense et ils en garderont des séquelles plus ou moins importantes.

Difficile de faire la part des choses dans un premier temps

Cette carence affective dont on parle si souvent, comment se manifeste-t-elle ? Comment la reconnaître parmi les signes qui peuvent appartenir à d’autres manifestations pathologiques de l’enfance ? À vrai dire, il y a tellement de similitudes entre les descriptions des différentes anomalies qui viennent toucher la sphère intellectuelle, relationnelle et affective, qu’il est souvent impossible de faire la part des choses, au moins dans un premier temps. Alors pourquoi isoler ces signes qui relèveraient d’une carence affective précoce ? Parce qu’ils sont de ceux qui peuvent régresser avec une prise en charge adaptée, qui vise à combler le vide affectif ressenti par ces enfants. Parce que cela permet d’envisager l’avenir avec moins de déterminisme lorsqu’un diagnostic est posé et surtout parce que cela devrait inciter les professionnels à être plus modérés dans leurs affirmations. Avec une force de vie incroyable, ces enfants ont vécu des traumatismes dont beaucoup d’entre nous ne se relèveraient pas. Alors qu’ils manifestent une attitude « trop raisonnable » à certains moments, ils gardent une immaturité renforcée par la période de régression, qui leur donne une capacité de récupération supérieure et prolongée par rapport aux enfants du même âge ; laissons-leur ce temps pour combler leurs carences avant de statuer sur leur avenir.

Les premières manifestations

Les premières manifestations que l’on observe sont celles qui relèvent de la sphère dépressive. Elles apparaissent en phase aiguë mais peuvent s’enkyster et se prolonger si la situation ne s’amende pas. C’est ce que l’on retrouve fréquemment dans les premiers temps : ce regard vide, angoissé ou absent, cette tristesse qui en émane ! Il suffit de regarder à distance les photos que vous avez prises au moment de votre rencontre, ou celles que l’on vous a envoyées lors de l’apparentement, pour identifier toute la détresse de ce regard. S’y associent parfois une apathie ou un repli sur soi, qui peuvent n’apparaître que de façon épisodique, à des moments-clés où l’enfant revit sa situation de délaissement. Rappelez-vous comment il a pu vous sembler inaccessible quand vous veniez le rechercher à la crèche ou chez la nounou, vous faisant croire qu’il s’y trouvait bien. Parfois, c’est par sa posture qu’il s’exprime, se « disloquant » dans vos bras telle une poupée de chiffon, sans consistance, ou au contraire se raidissant comme pour éviter la proximité. Il faut alors beaucoup de tact et de patience pour arriver à être contenant et rassurant sans agresser cette hypersensibilité au toucher. C’est la raison pour laquelle toutes les techniques qui visent à utiliser un « médiateur » tel que le jeu, l’eau, la danse, la musique, ou certaines techniques de massage pratiquées en atelier sont très utiles pour instaurer une relation de qualité.

Repérer les signes spécifiques

Lorsque la carence affective se prolonge ou se répète, des signes plus spécifiques apparaissent. Balancements, stéréotypies, automutilations, tous ces comportements ont pour objectif une autostimulation de l’enfant qui cherche ainsi à se sentir vivant. On n’est pas loin de l’hospitalisme qui peut se manifester à des degrés divers chez ces enfants institutionnalisés. On peut aussi observer des troubles de l’alimentation lien avec la page alimentation quand elle sera mise en ligne : que ce soit une tendance boulimique quand l’enfant « se remplit » pour combler ce vide affectif ou, au contraire, le refus d’alimentation si difficile à vivre pour les nouveaux parents surtout lorsqu’il s’agit d’un enfant dénutri. Refuser la nourriture, c’est autant refuser une « bonne chose » qui pourrait s’arrêter aussi rapidement qu’elle est apparue, que refuser de faire confiance à l’adulte qui prend soin de soi et qui pourrait tout aussi vite faire défaut. En ce qui concerne les troubles du sommeil, on verra les petits « dépressifs » se réfugier dans le sommeil alors que les « angoissés » hésiteront à s’y abandonner, craignant de perdre ce qu’ils sont en train de découvrir. Dormir, c’est accepter de lâcher prise en étant sûr que l’on retrouvera à son réveil la douceur d’être aimé, la chaleur du foyer, une assiette toujours pleine, et toutes ces découvertes qui viennent satisfaire la curiosité naturelle d’un enfant et lui permettre de grandir.

Des résurgences à des moments-clés

Chaque enfant a une manière bien à lui de réagir à l’angoisse de séparation et si les troubles des premiers temps ont heureusement tendance à diminuer, ils peuvent ressurgir à des moments-clés qui viendront réactiver cette angoisse et la blessure initiale de l’abandon. Que ce soit à l’occasion de la perte d’un animal, d’un déménagement, d’un changement d’instituteur ou d’un départ en vacances, sans parler bien sûr des deuils familiaux ou des chagrins d’amour, cette sensibilité si particulière à la perte risque de réactiver des comportements qui peuvent désorienter si on ne les relie pas à leur origine.

Il faudrait y rattacher l’intolérance à la frustration, ces colères spectaculaires qui déconcertent nombre de parents… et de professionnels. Ces enfants qui n’ont vécu aucune limite éducative, aucun interdit dans un univers où ils devaient faire leur place tout seuls – qui soudain se retrouvent en situation euphorique où tout leur est dû, où tout semble permis – ont bien du mal à attendre leur tour, à patienter ou à différer la satisfaction de leurs besoins, d’autant qu’ils n’ont pas conscience de la permanence des choses au-delà de la minute présente.

On arrive vite à la notion de troubles autistiques : intolérance à la frustration, troubles émotionnels, repli sur soi avec des phases d’autostimulation, difficultés de communication et d’attachement… le spectre autistique n’est pas loin ! On a d’ailleurs décrit des autismes carentiels dans les situations de grand délaissement et de négligences majeures. La frontière est ténue et la différence essentielle réside dans la manière dont se sont constitués les troubles, d’où l’importance d’accompagner les familles dans la prise en charge précoce de ces manifestations qui peuvent régresser si elles sont diagnostiquées et soignées à temps.

Les impacts multiples de la négligence et de la maltraitance

Ces manifestations psychologiques précoces sont maintenant bien connues des parents qui ont pris le temps de se préparer à l’arrivée d’un enfant que la vie a malmené. Mais on connaît moins les lésions plus organiques et leurs conséquences sur le développement de l’enfant. Cette carence affective précoce se situe à un moment où le développement psychomoteur du nourrisson est le plus actif. Cette absence de réponse adaptée à un besoin primitif essentiel va entraver le processus neurologique normal ; c’est l’un des derniers apports des neurosciences d’avoir démontré l’impact de la négligence et de la maltraitance sur le fonctionnement cérébral en agissant sur la transmission entre les neurones.

Sur la croissance staturo-pondérale d’une part : au siècle dernier, on parlait de « nanisme psychosocial » chez ces enfants malingres qui ne grandissaient pas correctement dans leur famille, malgré une alimentation suffisante, et qui rattrapaient leur courbe de poids et de taille lors d’une hospitalisation programmée à la recherche d’une cause organique. Rien de magique là-dessous ! Simplement ces enfants, peu nourris affectivement dans leur environnement familial souvent carencé, se mettaient à grossir et grandir à partir du moment où des auxiliaires leur prodiguaient des soins avec affection. On voit le même phénomène chez les enfants délaissés, qui mettent leur métabolisme en veille tant qu’ils n’ont pas d’avenir et se mettent à prendre centimètres et kilos à toute vitesse dès leur arrivée dans leur famille adoptive. L’explication n’est sans doute pas à relier à un apport nutritionnel de meilleure qualité, même si cet équilibre alimentaire y participe.

On sait que la malnutrition et le manque de stimulation sont pour beaucoup dans le retard psychomoteur des enfants adoptables. C’est sans compter sur l’effet délétère de la carence affective qui vient perturber la mise en place des circuits neuronaux, comme le feraient le manque d’oxygène ou les micro-hémorragies cérébrales chez le prématuré, ou l’alcool chez l’enfant atteint de syndrome alcoolisation fœtale. Pas étonnant que l’on puisse retrouver les mêmes séquelles : troubles de la motricité fine, de la coordination, troubles des apprentissages, de la concentration, difficultés de repères spatio-temporels, d’abstraction… la liste est longue depuis les « DYS » jusqu’aux troubles cognitifs plus profonds avec déficience intellectuelle. On imagine aisément combien il est difficile d’affirmer un diagnostic tant les interférences avec d’autres pathologies sont importantes. D’autant que, dans l’histoire de ces enfants, les multiples causes aux troubles qu’ils présentent se retrouvent souvent intriquées.

Accompagner les enfants et les parents

Peu importe l’origine, l’important est la reconnaissance du trouble et la mise en place d’une prise en charge adaptée. Véritable rééducation, elle doit permettre à l’enfant de recréer des circuits efficients tout en lui laissant le temps de compenser d’abord son vide affectif. L’accompagnement des parents à cette étape est primordial pour éviter les erreurs d’interprétation et les réponses contre-productives, voire nocives, qui pourraient faire le lit de troubles de l’attachement. La plasticité du cerveau est inouïe et la construction de la filiation adoptive est une chance énorme dont il faut profiter, afin d’éviter l’évolution vers une « personnalité limite » ou une « dysharmonie évolutive » si fréquemment retrouvées chez les jeunes adultes souffrant de syndrome abandonnique et qui nourrissent les rangs des MDPH (Maison départementale des personnes handicapées). Sachons profiter de cette capacité de récupération et de cette immaturité le temps qu’il faut en les accompagnant, eux et leurs parents, bien au-delà des limites d’âge habituelles.

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