Les enfants pupilles de l’État victimes de la décentralisation

A la suite d’un jugement de délaissement parental de leurs deux parents, Killian et Sarah sont devenus pupilles de l’État. Désormais un conseil de famille des pupilles de l‘État, composé d’élus départementaux désignés par le président du conseil départemental et de personnes de la société civile (représentants associatifs et personnes qualifiées) nommées par le représentant de l’État dans le département, prend, avec le tuteur, les grandes décisions pour eux et met en œuvre leur projet de vie. Le préfet qui est le tuteur légal de ces enfants, prend toutes les mesures urgentes les concernant et gère leurs biens. Avec le conseil de famille, il est doté de tous les attributs de l’autorité parentale. Il doit également veiller à ce que le conseil départemental, gardien de l’enfant, fasse appliquer toutes les décisions prises pour eux par les organes de la tutelle. En devenant pupilles de l’État, Killian et Sarah bénéficient du statut le plus protecteur que l’État puisse leur offrir : des adultes, reconnus pour leurs compétences et leur complémentarité, vont définir leur projet de vie et vérifier sa mise en œuvre jusqu’à leur majorité ou leur permettre d’intégrer une nouvelle famille en consentant à leur adoption.

Le fait de dissocier le suivi de la vie du pupille et les décisions à prendre pour lui – fonction du tuteur et du conseil de famille – de la mise en œuvre de celles-ci et du financement des structures (familles d’accueil, foyers, etc.) – fonction du département – permet d’éviter toute confusion entre les rôles de décideur et payeur.

L’équilibre ainsi produit, entre service de l’État, conseil de famille et conseil départemental, sera rompu si l’article 38 du projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale (dit projet de loi « 4D ») concernant les pupilles de l’État est adopté : tuteur et gardien ne seront plus qu’une seule et même personne, le président du conseil départemental. Les attributions du conseil de famille seront certes conservées mais qu’en sera-t-il du caractère obligatoire de ses décisions, puisque le Conseil Départemental sera devenu juge et partie ? En huit lignes du projet de loi 4D, le législateur fait savoir à l’enfant pupille que l’État ne lui attache pas une importance suffisante pour continuer à veiller sur son sort et que le président du département aura dorénavant tout pouvoir quant aux décisions à prendre pour lui.

On constate actuellement que dans un certain nombre de départements, le « projet pour l’enfant » qui doit s’articuler avec le projet de vie du pupille n’est pas déterminé, que les ODPE (Observatoire départemental de la protection de l’enfance) et les CESSEC (Commission d’examen de la situation et du statut des enfants confiés) prévus respectivement dans les lois de mars 2007 et mars 2016, ne sont toujours pas mis en place. Quand ils le sont, ils fonctionnent rarement de manière satisfaisante, faute de moyens et de personnel. Certes des avancées ont lieu mais le processus est lent. Confier la tutelle des pupilles de l’État au département ne fait-il pas courir le risque que le tuteur, président du département, trouve, dans le manque de moyens, une raison de s’affranchir de ses obligations légales ?

L’argument avancé quant à la nécessité de légiférer est celui d’une « logique de cohérence et de simplification de la gestion », au prétexte que les services du président du conseil départemental « ont des ressources étoffées comparé aux moyens fragiles dont disposent les services de l’État »1. Or, le budget alloué par les départements à la protection de l’enfance est, le plus souvent, insuffisant pour faire face aux dépenses qui découlent de cette mission. Dans un nombre de plus en plus important de départements, les services adoption qui ont, entre autres charges, celle des pupilles de l’État disparaissent et le personnel formé à leur accompagnement est redéployé sur d’autres missions.

Alors que le tuteur, représentant de l’État, n’a d’autre intérêt que celui de l’enfant pupille, le tuteur, président du département, ou son représentant qu’il soit élu ou agent, sera pris dans l’étau des restrictions budgétaires ou de personnel, ce qui pourraient influencer les décisions à prendre pour les enfants. Selon les départements, les enfants pupilles peuvent être moins de 10 ou plus de 300 ; la mission du tuteur est plus ou moins intense et peut demander des moyens humains importants. On peut aussi imaginer que, face à ces difficultés, certains départements recourent ultérieurement à l’externalisation de cette mission qui serait alors confiée à des services privés. Est-ce ce que nous voulons pour les pupilles de l’État ?

Dans l’intérêt supérieur des enfants, il ne paraît ni possible ni pertinent de confier aux départements la tutelle des 3220 enfants pupilles de l’État2.

L’objectif principal de la Stratégie nationale de prévention et de protection de l’enfance 2020-2022, rendue publique fin 2019 par le secrétaire d’État en charge de l’Enfance et des Familles Adrien Taquet est de « garantir à chaque enfant les mêmes chances et les mêmes droits ». Un projet de loi relatif à la protection des enfants, déposé à l’Assemblée nationale le 16 juin 2021, met en avant la nécessité « d’une coordination plus efficiente de l’État et de l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance ». Le désengagement de l’État auprès de ses pupilles, enfants qui n’ont pas ou plus de parents en mesure de répondre à leurs besoins et de veiller à leur avenir, vient en contradiction avec ce message. Comme il vient en contradiction avec le titre II de la proposition de loi visant à réformer l’adoption déposée par Madame Limon, intitulé « Renforcer le statut de pupille de l’État et améliorer le fonctionnement des conseils de famille ».

Le processus de décentralisation de la tutelle des pupilles de l’État n’aurait de sens que si la prise en charge de ces enfants en était améliorée, ce qui, pour toutes les raisons évoquées, paraît fort improbable.

Pour que Sarah, Killian et tous les enfants pupilles de l’État puissent poursuivre leur vie de jeunes « comme les autres » et ne pas subir ce qu’ils pourraient considérer comme un abandon de l’État, EFA demande la suppression de cet article 38.

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1 Etude d’impact http://www.senat.fr/dossier-legislatif/pjl20-588.html
2 Nombre de pupilles de l’État au 31 décembre 2019, en constante augmentation, a minima de 6% chaque année – source ONPE