Le défi écriture (7)

Le défi d’écriture : publication du sixième texte

Fin mars, les associations Enfance & Familles d’Adoption et Écritures colombines vous lançaient un défi d’écriture. Vous avez été plus de 40 à envoyer votre texte, autobiographique ou fictionnel, et nous vous en remercions vivement. Nous avons eu grand plaisir à lire vos textes. La variété des points de vue et la richesse des styles ont donné lieu à un débat passionné.

Le texte lauréat sera publié dans le numéro 195 d’Accueil (sortie fin juin) et conjointement sur les sites d’EFA et d’EC. Les six autres textes qui ont remporté la majorité de nos suffrages seront publiés sur les deux sites à raison d’un par semaine.

Nous avons déjà publié six textes « Kambana »,  « Lettre à mon fils d’amour », « Renaissance », « Ô toi mon enfant ! », « La seule chose que je sais, c’est que je ne sais pas » et « Moi et les grands ».

Cette semaine, nous vous proposons le texte lauréat. Il sera également publié dans le numéro 195 d’Accueil (sortie fin juin) et conjointement sur le site d’Écritures colombines. 

 

 

Cris d’amour

Ma fille, sans doute n’ai-je pas le droit de t’appeler ainsi. Ma fille, sans doute ce soir n’ai-je pas été assez patient. Ma fille, sans doute n’ai-je pas su rester calme, mais ma fille, sans doute m’as-tu poussé à bout. Allez, ma fille, maintenant rentre à la maison. Sinon, ma fille, je viens te chercher…

– T’es pas mon père ! J’suis pas ta fille ! De toute façon vous êtes pas mes vrais parents !

En général, cette déclaration est suivie d’une porte qui claque. Ça peut être celle de ta chambre, alors simultanément on entend deux ou trois trucs se fracasser sur le plancher… La lampe de chevet, le réveil ? On se regarde. Les paris sont ouverts… Ou bien c’est la porte d’entrée. Et la fuite vers les alentours, en attendant les preuves d’amour. Et donc me voilà dans la rue. Je sais que tu reviendras, je sais que tu n’es pas loin, je sais que tu me fuis mais je sais que tu m’épies. Il fait nuit et la petite bruine du coin n’arrange pas les choses. Bon sang, comment ça a commencé cette fois-ci, pourquoi a-t-on déterré la hache de guerre ? Une sortie refusée ? Une remarque sur le travail scolaire, un commentaire dans le cahier de liaison ? Une question : Mais d’où sors-tu ces fringues ? Une contrariété, une frustration, un agacement, une prise de bec, un soupir trop marqué, des yeux levés au ciel, un mot de travers ? Ou bien encore une fois à cause de ce foutu téléphone ? Et voilà on y est. Le ton monte. Les murs vibrent. La maison flambe… Et je parcours le lotissement.

Premier SMS : Où es-tu ? Non, plutôt : Où es-tu, ma grande ? Envoi…

J’ai vu une petite silhouette se faufiler là-bas. Est-ce que c’est moi qui te cherche ? Est-ce que c’est toi qui me guettes ? Qui écrit les règles du jeu ? J’accélère un peu. Personne au coin de la rue. Pas de réponse non plus à mon message. Évidemment ce serait trop beau, trop facile. Tu ne vas pas capituler comme ça, du premier coup. Non mais tu rêves Papa ! À quoi tu t’attends ? J’ai fait un premier tour du pâté de maison. J’espère que ça ne va pas durer trop longtemps cette histoire. La météo n’incite pas à jouer au chat et à la souris. J’essaie d’appeler, je tombe sur ton répondeur, je raccroche sans rien dire. L’intention est là. Le message est clair. Il fait frisquet. Qu’est-ce que t’avais sur le dos quand tu t’es enfuie ? Manquerait plus que t’attrapes froid, manquerait plus que tu t’enrhumes… Je vais te retrouver. Comme à chaque fois bien sûr. Et le ton va monter. Il va falloir argumenter, convaincre. Ça va chauffer entre nous mais tu rentreras. Trente pas derrière moi peut-être et en faisant ostensiblement la gueule. Puis, tu iras t’enfermer dans ta chambre pendant que je tournerai en rond dans le salon en respirant par le ventre. Mais pourquoi tu t’obstines à lui courir après, dira ma femme. Elle revient toujours. Pourquoi tu n’attends pas qu’elle se calme dans son coin ?  Bon, je me donne encore dix minutes avant de rebrousser chemin. Je ne vais pas y passer la nuit non plus. Peut-être que je devrais quand même aller jeter un œil du côté du square. Je ne sais pas pourquoi, minette, tu te sens mal aimée. Pourquoi un petit accrochage prend de telles proportions ? Qu’est-ce que ça va remettre en cause chez toi ? Sur quelle zone sensible ça va taper pour que tu exploses ? On est ta famille et pour toujours. On ne te l’a pas assez répété ? Rien à signaler dans le coin. À part un vieux chat gris qui se planque sous une voiture à mon passage. Et toi, où est-ce que tu te caches ? J’entends un bus passer. Il est tard, c’est peut-être le dernier en direction de la ville. Tu n’es pas dedans quand même ? Je t’appelle, pas de réponse. La petite bruine me dégouline dans le cou. La lune apparaît brièvement. Je t’aime jusqu’à la lune… et retour, disait l’histoire du soir que je te lisais si souvent. Et nos mains se serraient fort pour sceller notre pacte.

 

Deuxième SMS : Allez, rentre maintenant. Non, plutôt : Allez ma belle, rentre maintenant :) Envoi…

Peut-être qu’on ne sait pas toujours t’écouter. Sans doute qu’on ne sait pas toujours te comprendre. Il y a une fêlure, non, un gouffre en toi. Quelle est cette colère qui t’envahit, cette violence que tu ne contiens pas ? Tu ne te sens pas à ta place, tu te sens même parfois rejetée ? Comment être aimable quand on s’imagine ne pas être aimée… Alors tu testes. Tu provoques. Tu pousses chaque fois le bouchon un peu plus loin pour voir si on tient.  Pour voir si on résiste à tous ces coups de boutoir. Pour voir si notre amour pour toi sera assez solide. Pour voir si on ne va pas te laisser tomber. Pour voir si le monde autour de toi ne s’effondre pas. Et il ne s’effondrera pas. Pas tant que je serai là ce soir, dehors sous la pluie. Tiens ! Une légère vibration sur mon téléphone. Un petit signe de vie s’affiche sur l’écran : Laisse-moi tranquille. Bon, c’est déjà ça, c’est un début…  Déjà trente minutes que je vadrouille dans le quartier. Je fais demi-tour et je reviens sur mes pas. J’ai bon espoir de te croiser sur mon chemin maintenant. Peut-être pas en pleine lumière sous un réverbère mais pourquoi pas à l’abri, sous un porche, la mâchoire serrée et les yeux mitraillettes. Je fouine un peu partout, mon regard ne rate aucun recoin. Il fait de plus en plus froid et je me demande si les petits trucs qui scintillent dans la lueur des phares ne ressemblent pas à des flocons. On ne va pas pouvoir tenir bien longtemps, ma fille. Et puis, tu es là-bas, au bout du chemin qui se faufile entre les maisons. Là où, petite, tu voulais m’apprendre à faire du roller, là où tu jouais à la marchande pour les passants… D’où viennent nos brouilles ? Qu’est-ce qui nous embrouille ? J’ai envie de courir, de t’attraper mais je m’approche de toi comme on s’approche d’un oiseau blessé. Doucement. Sans gestes brusques. Mon regard te dit : Reste là, reste là. Je fais des efforts pour te transmettre mes pensées, on va dépasser ça ma grande, on est plus fort que ça, ma belle. Je voudrais t’apaiser quand je sais que tu bous, quand je vois que tu es prête à partir en vrille. Tu me fixes et je ne baisse pas les yeux. J’ai trop peur que tu t’envoles. Tu pourrais disparaître à nouveau bien sûr. L’orage gronde. Mais ici personne ne recule devant la tempête. Et quand ça éclate, ça éclate. Ça part dans tous les sens. Lequel de nous crie le plus fort ? Qui a raison, qui a tort ?

Tu cries ta colère, tu cries ta souffrance. Tu cries tes reproches qui veulent dire : Aime-moi !

Je crie aussi. Je suis à cran ma fille. Je suis si démuni devant nos conflits. Je crie quand je voudrais t’enlacer, Je crie quand je voudrais te consoler. Je crie pour ne pas céder devant ta colère. Je crie pour te protéger de toi. Je crie pour te ramener à la maison. Je crie pour te ramener à la raison. On crie si fort qu’on ne peut pas s’entendre. On crie si fort qu’on a réveillé les corneilles.

Ma fille, sans doute n’ai-je pas toujours les mots qu’il faut. Ma fille, sans doute neige-t-il autour de nous. Mais ma fille, ne laissons jamais le froid s’installer… Allez ma fille, viens, on rentre maintenant. Viens, on rentre au chaud.

Richard

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